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Napoléon est assis sur la banquette, Betsy près de lui. Elle lui tient les mains et les regarde affectueusement. Elle passe délicatement ses doigts sur la main impériale. Napoléon regarde successivement sa main et Betsy.
BETSY
Oh Monsieur ! Votre main est si belle et si douce ! Vous avez la plus belle main au monde ! Vos doigts si bien dessinés paraissent flotter au moindre souffle. Ce sont les voiles de cette fragile et désirable barque que j’aime.
Betsy s’est adressé à la main sur laquelle elle dépose un baiser en remontant jusqu’au bout des doigts. Elle contourne les doigts avec ses lèvres puis elle s’arrête. D’un coup, elle regarde l’Empereur dans les yeux et sans lâcher la main, sur un ton de reproche.
BETSY
Comment une telle main a pu faire la guerre ? Elle ne paraît ni assez large ni assez forte pour tenir une épée, presque une main de jeune fille et elle est bien trop jolie !
NAPOLEON (lui passe la main dans les cheveux)
Pourtant elle a tenu beaucoup d’armes ! Elle a souvent été le drapeau de la victoire et c’est un peu grâce à elle que j’ai goûté à la gloire !
BETSY
Vous avez vraiment manié beaucoup d’armes ?
NAPOLEON
Oh oui Mademoiselle Betsy ! Des épées, des poignards et même des pistolets. C’est plus rapide pour tuer mais c’est tellement moins élégant !
Napoléon se lève et tire une longue épée d’un étui doré, il la brandit, fièrement !
NAPOLEON
Regardez cette épée, Mademoiselle Betsy ! C’est la plus belle qu’on puisse imaginer au monde.
BETSY (se lève et s’approche de l’épée)
Elle est superbe !
NAPOLEON
Voyez, le fourreau est composé d’écailles et la poignée est en or massif. Je suis sûr que vous n’en avez jamais vu de semblable !
BETSY
Non jamais ! (elle caresse littéralement l’épée) Elle est si belle !
NAPOLEON
Tenez !
Il lui donne l’épée dans son fourreau. Betsy sort lentement l’épée avec admiration. Soudain, elle pose le fourreau sur la banquette et porte la pointe de l’épée sur la poitrine de l’Empereur.
BETSY
En garde monsieur ! Allez en garde, hop, hop !
Elle dirige successivement la pointe de l’épée sur la poitrine et près du visage de Napoléon. Un étrange ballet commence. Betsy pousse Napoléon tout autour de la pièce avec la pointe de l’épée.
NAPOLEON
Posez cette arme Mademoiselle, c’est dangereux !
BETSY (agressive)
Vous avez peur, hein, vous avez peur ! Allez, en garde, défendez-vous ! Alors, où est-il passé le grand conquérant ? Vous imaginez la fin de l’histoire ? Napoléon tuée par une petite fille… anglaise !
L’Empereur ne dit rien mais ne semble pas très à l’aise. Elle l’accule dans un coin en ajustant l’épée sous sa gorge.
BETSY
Ah, ah ! Coincé ! Faîtes vos prières, je vais vous tuer ! ça y est ? Vous avez fait vos prières ?
NAPOLEON
Je ne m’en souviens plus…
BETSY
Eh bien tant pis, je vais vous tuer quand même ! Je tiens le maître du monde au bout de mon épée ! Je vais le tuer ! Ah ! Hop !
Mais soudain, l’épée tombe, trop lourde.
BETSY (redevenue une petite fille)
Ouf ! Elle est trop lourde ! Je ne peux plus la tenir ! Pas pour moi ça !
Napoléon ferme les yeux une seconde, il ramasse l’épée et regarde méchamment Betsy. Il met la main à sa gorge et vient vers elle.
NAPOLEON
Tué par une petite fille !! Pfuitt ! Ce n’est pas un jouet, Mademoiselle ! Vous auriez pu vous faire mal ! (il lui pince l’oreille) Coquine ! Au lieu de vous amusez à mettre en garde les Empereurs, vous feriez mieux de faire vos devoirs Mademoiselle ! La dernière feuille que vous avez rendue était blanche !
BETSY
Comment savez-vous cela ?
NAPOLEON
Je sais tout !
BETSY
Vous n’en direz rien à mon père ?
NAPOLEON
Cela dépend !
BETSY
De quoi monsieur ?
NAPOLEON
De vous !
BETSY
Que faut-il que je fasse ?
NAPOLEON
A partir de maintenant vous ne rendrez plus de feuilles blanches !
BETSY
Bien Monsieur !
NAPOLEON
Et il y a autre chose !
BETSY
Oui ?
NAPOLEON (il lui prend les mains)
Baisez-moi encore les doigts s’il vous plaît !!
Noir quelques secondes.
Betsy et Napoléon sont dans la même position mais les heures ont passé.
BETSY
Oh merci mille fois Monsieur d’avoir intercédé en ma faveur auprès de mon père. C’est mon premier bal ! Un bal donné par Sir George Cockburn !
NAPOLEON
Je comprends que vous ayez le plus grand désir d’y paraître, il y aura certainement les plus beaux jeunes hommes de l’île !
BETSY
Monsieur, je me fiche des jeunes hommes, je veux juste aller danser c’est tout ! Mon premier bal (elle est toute heureuse et se lève, fait quelques pas de danse)… Mon premier bal !!
NAPOLEON
Quelle robe allez-vous porter ?
BETSY
Vous allez voir Monsieur, je vais la chercher !
Betsy sort du salon.
La voilà Monsieur !
NAPOLEON
(Il prend la robe, la touche et la met devant Betsy pour voir l’effet)
Elle est superbe ! Elle vous va à ravir, splendide ! Vous allez avoir de nombreux prétendants ! Dansez un peu… (Elle fait quelques pas et il l’accompagne en tenant la robe près d’elle pour voir l’effet) Splendide Mademoiselle Betsy ! Votre carnet de bal va être plein mais… vous serez raisonnable, je l’ai promis à votre père !
BETSY
Oui bien sûr ! Ne vous inquiétez pas ! Je suis heureuse que ma robe de bal vous plaise !
NAPOLEON
En effet (il la pose sur le bord du canapé) En attendant de faire la fête, feriez-vous une partie de whist avec nous Mademoiselle ? Votre père me l’a proposé lorsque j’ai plaidé votre cause ! Il nous attend ! Et vous me devez la pagode que vous avez joué contre mon Napoléon lors de la dernière partie !
BETSY
Ah Monsieur je ne vous dois rien ! La dernière fois vous aviez triché ! Je vous ai vu !
NAPOLEON
Tricher moi ? Comment osez-vous ! Vous ne savez pas ce que vous dîtes !
BETSY
J’ai bien remarqué votre stratagème ! Vous me racontiez n’importe quoi pour me distraire afin que ma sœur puisse voir mes cartes ! Vous avez triché !
NAPOLEON
C’est faux !
BETSY
C’est vrai ! Je ne vous paierais pas ce que je vous dois si vous gagnez en trichant !
NAPOLEON
Je n’ai pas triché !
BETSY
Si ! Vous n’aviez rien gagné du tout, vous n’êtes qu’un tricheur et un menteur !
NAPOLEON
En voilà assez Mademoiselle, vous êtes une méchante et une menteuse !
L’Empereur se lève brutalement et s’empare de la robe de Betsy. Il part en courant dans le salon, suivi par Betsy qui hurle.
BETSY
Non Monsieur, je vous en prie, ne faîtes pas ça ! Rendez-moi ma robe ! Pitié, je vous en prie !
L’Empereur entre dans ses appartements et ferme sa porte à clé. Betsy tente d’ouvrir la porte et tambourine.
BETSY
Ouvrez-moi ! Ouvrez cette porte, rendez-moi ma robe ! S’il vous plaît, ma robe !
NAPOLEON
Non !
BETSY
Oh Monsieur, je vous en prie, rendez-moi ma robe, c’est la seule que j’ai pour aller au bal !
NAPOLEON
Non !
BETSY
Rendez-moi ma robe ou je défonce votre porte !
NAPOLEON
Ah ! Ah ! Ah ! Essayez-donc !
BETSY
S’il vous plait! C’est vrai je n’en ai pas d’autres, Monsieur!!
NAPOLEON
Vous vous en passerez, je garde la robe !
BETSY
Mais qu’allez-vous en faire ?
NAPOLEON
Je vais la mettre !
BETSY
Ce n’est pas drôle Monsieur ! Pitié ! Vous avez raison, c’est moi qui ai triché ! Je vous demande pardon, je regrette !
NAPOLEON
Vous n’êtes pas à genoux au moins ?
BETSY
Presque ! Monsieur, rendez-moi ma robe par pitié !
NAPOLEON
Non !
BETSY
Mon premier bal ! Vous vous en fichez ? Vous êtes méchant ! Méchant ! Rendez-moi ma robe, s’il vous plaît ! Comment vais-je y aller ?
NAPOLEON
En nuisette !
BETSY
Ahhh ! Monsieur ! Ma robe !
NAPOLEON
Non !
BETSY (au bord des larmes)
Ma robe !
NAPOLEON
Non !
Le noir se fait peu à peu sur la fin de la scène. Betsy s’effondre totalement.
NOIR COMPLET.
VOIX OFF BETSY ADULTE
L’empereur me rendit la robe le lendemain au moment où nous attelions les chevaux pour le départ, je m’étais résignée à partir au bal avec la toilette que je portais ce jour là.
Il courut vers moi avec la robe qu’il tenait délicatement. Il me la donna en souriant, il me pinça l’oreille et dit :
« La voici, Mademoiselle Betsy, j’espère que maintenant vous vous conduirez en bonne petite fille et que vous vous amuserez au bal. Et n’oubliez pas de danser avec vos nombreux prétendants ! » Il n’en fut rien, aucun de ces jeunes anglais ne me plaisait. D’ailleurs, lorsque je lui fit le compte rendu de ma soirée, l’empereur fut assez satisfait de ma résistance.
Il avait l’habitude de dicter ses mémoires au comte Las Cases. Il s’installait alors près d’une pièce d’eau, dans un berceau de verdure protégé du soleil et à l’abri de tout vent. Lorsqu’il travaillait dans cet endroit, nul ne devait le déranger, pas même les généraux de sa suite. Il fit cependant exception pour moi et j’avais le droit de venir quand bon me semblait. Il me recevait toujours. J’étais une privilégiée et j’usais de ce privilège…